Home » FIGURES » La légende de saint Aubert : l’enquête

La légende de saint Aubert : l’enquête

  • Aubert, évêque (légendaire) d’Avranches ?

La légende telle qu’elle se raconte aux visiteurs et aux pèlerins vers la moitié du XXe siècle :

http://www.le-mont-saint-michel.org/belles-legendes04.htm

Éditeur : Robert Dubard (Paris, 122 Bd Murat), date de parution : 1948. Description : In-12, 16 pages, brochure, texte de Robert Dubard, illustration de René Fernand Marie DIONNET (1909-1994)

>> l’extrait :

AUBERT (660-725) : SON ÉLECTION À L’ÉVÊCHÉ D’AVRANCHES.

Saint Aubert naquit en 660, aux environs d’Avranches, dans la famille des seigneurs de Genêts. Ses parents, nous dit la chronique, prirent grand soin de son éducation.
Dès qu’il eut l’âge requis, il devint prêtre. Et, ajoute le chroniqueur, “dès qu’il eut reçu les ordres sacrés, il se comporta tellement en toutes ses actions, qu’on l’eût plutôt pris pour un ange du ciel que pour un homme mortel”. L’an 704, l’évêque d’Avranches étant mort, le clergé et le peuple s’assemblèrent en l’église, selon la coutume de ce temps là, pour procéder à l’élection d’un nouvel évêque. Mais n’étant pas d’accord sur le choix d’un candidat, et chacun gardant son idée, les réunions se succédèrent pendant plusieurs jours, sans résultat. Ils s’accordèrent alors pour s’imposer le jeûne d’une semaine entière, et demander au Saint Esprit de vouloir bien leur faire connaître celui qu’il désirait pour être leur pasteur. Le septième jour, ils se réunirent de nouveau à l’église, et alors qu’ils faisaient leur prière avec dévotion, ils entendirent soudain un grand éclat de tonnerre et une voix comme sortant de ce tonnerre qui disait : “Aubert, prêtre, sera votre pontife.” À peine avaient-ils entendu cette voix que le Saint-Esprit descendit sur Aubert sous la forme d’un feu, qui remplit toute l’église d’une clarté plus resplendissante que celle du soleil. N’hésitant plus davantage, ils s’écrièrent tous d’une même voix : “Aubert sera notre évêque.” Le saint, ayant reconnu qu’il était de la volonté de Dieu qu’il acceptât cette charge, n’osa refuser.


Aubert vu par les historiens au XXIe siècle :

>> Emmanuel Poulle, « Fondation d’un lieu de culte : le Mont-Saint-Michel – 16 octobre 708 », www.archivesdefrance.culture.gouv.fr, 2008.

>> et cette conférence :

Conférence : “Les évêques d’Avranches, de la christianisation à la disparition du diocèse” par Daniel Levalet et David Nicolas-Méry, 16/09/2011. Concernant Aubert : voir de 35′ à 43′


>> Résumons :
La présence d’Aubert n’est attestée lors d’aucun des conciles de cette époque, ce qui a poussé Louis Duchesne à réfuter la fonction d’évêque à Aubert (ce qui n’est pas nier son existence).
La difficulté est qu’Aubert n’est mentionné que dans une seule source : la Revelatio (récit de la fondation du Mont Saint-Michel). Un récit légendaire, et dont la datation est encore discutée : entre 800 (Pierre Bouet) et 950 (Jacques Le Maho).
L’identité de son auteur l’est également.
Un évêque d’Avranches qui se serait inventé vers 850 – selon Nicolas Simonnet (administrateur de l’abbaye du Mont Saint-Michel de 2004 à 2009) – un prédécesseur illustre fondateur d’un sanctuaire sur le mont Tombe, et portant un nom franc (Aubert – Adalbert – Albert) afin d’affirmer l’appartenance du site au monde franc contre des revendications bretonnes (en 850 la Normandie n’existait pas encore, mais les chanoines du sanctuaire étaient probablement bretons).
Pierre Bouet propose une hypothèse presque opposée : il imagine un texte rédigé par un chanoine du sanctuaire du mont Tombe (devenu mont Saint-Michel depuis un siècle environ) vers 800, selon la chronologie indiquée plus haut, donc un siècle et demi avant la fondation de l’abbaye bénédictine par Richard Ier de Normandie).
Jacques Le Maho avance un troisième scénario : un récit rédigé (vers 950) sur la base d’une “histoire de la Normandie” (tout juste créée en 911 par le traité de Saint-Clair-sur-Epte) – un texte perdu depuis…

Donc une historicité et une datation incertaines…

Reste le crâne dit d’Aubert : la preuve matérielle de son existence, de sa réalité physique, et en creux (en trou), celle de l’archange saint Michel ? C’est une affaire qui mérite examen…

  • Le crâne de saint Aubert : une preuve de son existence ?

C’est un crâne humain. Il a été daté assez précisément en 2019 : “La datation effectuée au carbone 14 sur un prélèvement de l’os du crâne montre qu’il appartient à un homme ayant vécu entre le VIIe et le VIIIe siècle, entre 662 et 770 après Jésus-Christ. Une fourchette de temps qui correspond au vécu de l’évêque d’Avranches, Aubert, fondateur du Mont-Saint-Michel en 708.”

Mais l’élément déterminant qui conduit à faire de ce crâne celui d’Aubert est le trou qui perfore ce crâne. Ce point mérite qu’on s’y arrête. Dans le récit légendaire de la fondation d’un sanctuaire sur le Mont (et pas une abbaye, il n’en est pas question en 708-709), le fait marquant est le doigt de l’archange qui serait à l’origine de la perforation de crâne d’Aubert. Ainsi, puisque la datation de ce crâne (entre 662 et 770) peut convenir à un Aubert ayant vécu entre 660 et 725, et que ce crâne est percé ainsi que le rapporte la légende, il semble légitime d’en conclure qu’il ne peut s’agir que du crâne d’Aubert, et que par conséquent Aubert a bien existé, puisque ce crâne existe…

Sauf que… le texte initial de la Revelatio ne fait pas mention de l’épisode du doigt de saint Michel. Certes Aubert tergiverse, mais le texte dit simplement ceci : “le vénérable évêque est rudoyé plus vivement encore lors d’un troisième avertissement : lui qui, averti déjà à deux reprises, n’avait pas obéi.” Dans la note 6 de la traduction de la Revelatio (chapitre IV) disponible sur le site de l’université de Caen, il est précisé que “Dans le ms. Avranches, BM, 210, une phrase fut ajoutée au texte de la Revelatio, après la découverte du squelette que l’on considéra aussitôt comme étant celui de saint Aubert, « comme en témoigne encore aujourd’hui le trou que l’on voit sur le crâne de cet évêque » : la présence d’un trou à l’arrière du crâne incita les moines à penser que cette perforation avait été l’œuvre de l’archange qui, lors de sa troisième intervention, vint « rudoyer plus vivement » (pulsatur austerius) l’évêque qui temporisait.” Ainsi, la légende du trou du crâne d’Aubert a été inventée après la découverte d’un crâne percé dans l’abbaye (au début du XIe siècle) et fut reprise au XIIe siècle dans le Roman du Mont Saint-Michel rédigé par Guillaume de Saint-Pair.

Autre difficulté soulignée par Daniel Levalet : aucun culte n’est voué à Aubert d’Avranches, aucune église dédiée, aucune paroisse portant son nom dans la région. Seule un toute petite chapelle au pied du Mont. Ceci ouvrant une autre question : à partir de quand la tradition a-t-elle fait d’Aubert un saint ?


Leave a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *